En perspective
La plupart des journalistes et des médias ont de la difficulté à présenter les événements en perspective.
Il y avait bien Laurent Laplante sur qui nous pouvions compter pour ce faire jusqu'à ce qu'il nous fasse récemment ses adieux « pour aller faire autre chose ». Ses analyses lucides et sans compromis vont me manquer; il restera cependant parmi mes inspirateurs...
Il y a encore, heureusement, Le Monde diplomatique. Hier, Ignacio Ramonet y mettait en perspective le tsunami de l'océan Indien « l'une des catastrophes les plus colossales de l'histoire ».
Après avoir décrit l'ampleur indéniable de cette tragédie humaine, il nous amène voir plus large et plus loin que le « formidable choc émotionnel qui atteint profondément les opinions publiques occidentales » dû en grande partie à « la présence d'Occidentaux et [au] nombre élevé de victimes parmi eux ».
(...)
Une catastrophe « naturelle » d'intensité identique cause moins de victimes dans un pays riche que dans un pays pauvre. (...) Sommes-nous alors inégaux devant des cataclysmes? Sans le moindre doute. Chaque année, des catastrophes touchent environ 211 millions de personnes. Les deux tiers d'entre elles se situent dans les pays du Sud où la pauvreté aggrave leur vulnérabilité. (...) L'impact d'un séisme, d'un cyclone ou d'une inondation est très différent selon les pays. Il dépend souvent des politiques de prévention appliquées par les autorités.
La catastrophe de l'océan Indien nous émeut en raison de son gigantisme, de sa brutalité et aussi parce que cette somme de tragédies humaines s'est produite en un jour. Mais si l'on observait, sur une année, ces pays et leurs habitants avec une curiosité semblable à celle dont nous faisons preuve actuellement, nous assisterions - au ralenti - à une catastrophe humaine d'une envergure encore plus tragique. Il suffit de savoir que, chaque année, dans les États du golfe de Bengale (Inde, Maldives, Sri-Lanka, Bangladesh, Birmanie, Thaïlande, Malaisie et Indonésie), plusieurs millions de personnes (surtout des enfants) meurent tout simplement parce qu'elles ne disposent pas d'eau potable et boivent de l'eau polluée.
L'aide publique et privée promise aux pays touchés par le tsunami s'élève actuellement à environ quatre milliards de dollars. Chacun se félicite de l'importance de cette somme. Pourtant elle est négligeable comparée à d'autres dépenses. Par exemple, le seul budget militaire des États-Unis s'élève, chaque année, à 400 milliards de dollars...
Il faut savoir que, selon les derniers chiffres de la Banque mondiale, la dette extérieure publique de cinq de ces pays s'élève à plus de 300 milliards de dollars. Et les remboursements qu'elle implique sont gigantesques : plus de 32 milliards de dollars par an... Soit presque dix fois les promesses de dons « généreusement » annoncées ces jours-ci. A l'échelle planétaire, chaque année, les pays pauvres remboursent, vers le Nord riche, au titre de la dette, plus de 230 milliards de dollars.
Selon le Programme des Nations Unies pour le Développement, « à l'échelle planétaire, il manque quelque 80 milliards de dollars par an pour assurer à tous les services de base », à savoir l'accès à l'eau potable, un toit, une alimentation décente, l'éducation primaire et les soins de santé essentiels. C'est exactement le montant du budget supplémentaire que le président Bush vient de demander au Congrès pour financer la guerre d'Irak...
L'énormité des besoins à couvrir montre, par comparaison, que la générosité humanitaire, aussi admirable et aussi nécessaire qu'elle soit, n'est pas une solution de long terme. L'émotion ne peut se substituer à la politique. Chaque catastrophe révèle, comme un effet de loupe, la détresse structurelle des plus pauvres. De ceux qui sont les victimes ordinaires de l'inégale et injuste répartition des richesses dans le monde. C'est pourquoi, si on souhaite vraiment que l'effet des cataclysmes soit moins destructeur, il faudra aller vers la recherche de solutions permanentes. Et favoriser, pour l'ensemble des habitants de la planète, une redistribution compensatoire.
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Ignacio Ramonet, Après le tsunami, Le Monde diplomatique, 7 janvier 2005
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