10 octobre 2004

À la survie de Jacques Derrida

En souvenir de Jacques Derrida, philosophe du 'survivre', qui vient de décéder à l'âge de 74 ans.

Je me suis toujours intéressé à cette thématique de la survie, dont le sens ne s'ajoute pas au vivre et au mourir. Elle est originaire : la vie est survie. Survivre au sens courant veut dire continuer à vivre, mais aussi vivre après la mort. À propos de la traduction, Walter Benjamin souligne la distinction entre überleben d'une part, survivre à la mort, comme un livre peut survivre à la mort de l'auteur, ou un enfant à la mort des parents, et, d'autre part, fortleben, living on, continuer à vivre. Tous les concepts qui m'ont aidé à travailler, notamment celui de la trace ou du spectral, étaient liés au "survivre" comme dimension structurale. Elle ne dérive ni du vivre ni du mourir. Pas plus que ce que j'appelle le "deuil originaire". Celui-ci n'attend pas la mort dite "effective".


Apprendre à vivre, c'est toujours narcissique : on veut vivre autant que possible, se sauver, persévérer, et cultiver toutes ces choses qui, infiniment plus grandes et puissantes que soi, font néanmoins partie de ce petit "moi" qu'elles débordent de tous les côtés. Me demander de renoncer à ce qui m'a formé, à ce que j'ai tant aimé, c'est me demander de mourir. Dans cette fidélité-là, il y a une sorte d'instinct de conservation. Renoncer, par exemple, à une difficulté de formulation, à un pli, à un paradoxe, à une contradiction supplémentaire, parce que ça ne va pas être compris, ou plutôt parce que tel journaliste qui ne sait pas la lire, pas lire le titre même d'un livre, croit comprendre que le lecteur ou l'auditeur ne comprendra pas davantage et que l'Audimat ou son gagne-pain en souffriront, c'est pour moi une obscénité inacceptable. C'est comme si on me demandait de m'incliner, de m'asservir - ou de mourir de bêtise.


Apprendre à vivre, cela devrait signifier apprendre à mourir, à prendre en compte, pour l'accepter, la mortalité absolue (sans salut, ni résurrection ni rédemption) - ni pour soi ni pour l'autre. Depuis Platon, c'est la vieille injonction philosophique : philosopher, c'est apprendre à mourir. Je crois à cette vérité sans m'y rendre. De moins en moins. Je n'ai pas appris à l'accepter, la mort. Nous sommes tous des survivants en sursis (et du point de vue géopolitique de Spectres de Marx, l'insistance va surtout, dans un monde plus inégalitaire que jamais, vers les milliards de vivants - humains ou non - à qui sont refusés, outre les élémentaires "droits de l'homme", qui datent de deux siècles et qui s'enrichissent sans cesse, mais d'abord le droit à une vie digne d'être vécue). Mais je reste inéducable quant à la sagesse du savoir-mourir. Je n'ai encore rien appris ou acquis à ce sujet. Le temps du sursis se rétrécit de façon accélérée.


L'amour en général passe par l'amour de la langue, qui n'est ni nationaliste ni conservateur, mais qui exige des preuves. Et des épreuves. On ne fait pas n'importe quoi avec la langue, elle nous préexiste, elle nous survit. Si l'on affecte la langue de quelque chose, il faut le faire de façon raffinée, en respectant dans l'irrespect sa loi secrète. C'est ça, la fidélité infidèle : quand je violente la langue française, je le fais avec le respect raffiné de ce que je crois être une injonction de cette langue, dans sa vie, son évolution. Je ne lis pas sans sourire, parfois avec mépris, ceux qui croient violer, sans amour, justement, l'orthographe ou la syntaxe "classiques" d'une langue française, avec de petits airs de puceaux à éjaculation précoce, alors que la grande langue française, plus intouchable que jamais, les regarde faire en attendant le prochain.


Chaque fois, si fidèle qu'on veuille être, on est en train de trahir la singularité de l'autre à qui l'on s'adresse. A fortiori quand on écrit des livres d'une grande généralité : on ne sait pas à qui on parle, on invente et crée des silhouettes, mais au fond cela ne nous appartient plus. Oraux ou écrits, tous ces gestes nous quittent, ils se mettent à agir indépendamment de nous. (...) Au moment où je laisse (publier) "mon" livre (personne ne m'y oblige), je deviens, apparaissant-disparaissant, comme ce spectre inéducable qui n'aura jamais appris à vivre. La trace que je laisse me signifie à la fois ma mort, à venir ou déjà advenue, et l'espérance qu'elle me survive. Ce n'est pas une ambition d'immortalité, c'est structurel. Je laisse là un bout de papier, je pars, je meurs : impossible de sortir de cette structure, elle est la forme constante de ma vie. Chaque fois que je laisse partir quelque chose, je vis ma mort dans l'écriture. Épreuve extrême : on s'exproprie sans savoir à qui proprement la chose qu'on laisse est confiée. Qui va hériter, et comment? Y aura-t-il même des héritiers? C'est une question qu'on peut se poser aujourd'hui plus que jamais. Elle m'occupe sans cesse.


Jacques Derrida : "Je suis en guerre contre moi-même", dans Le Monde, édition du 18 août 2004










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