26 mai 2004

On la ferme!

On ferme une usine ou un commerce chaque semaine au Québec. Au moins. Quelques images parfois au journal télévisé, des images de visages défaits de travailleurs et de travailleuses qui se sentent floués... Puis on passe à la météo. C'est chaque fois le même scénario : on ferme une usine et on la ferme!


Frédéric Lordon, un économiste, fait l'autopsie des fermetures d'usine dans Le monde diplomatique en analysant le cas de Moulinex. Il faut lire et relire cette histoire de Moulinex qui illustre les ravages de la mondialisation. Parce que les ravages ne font que commencer... Et voilà, crevée pour de bon, la bulle de la société des loisirs 'liberté 55'!


J'en reproduis quelques extraits ci-après parce que, je le sais trop bien, j'ai des gênes de poisson rouge -- si le sujet vous intéresse, lisez plutôt l'article intégral :



On dit que le poisson rouge jouit d'une mémoire qui n'excède pas les trois secondes et qu'il en tire l'aptitude à tourner dans son bocal sans ennui. (...)


Si l'on veut ne pas s'abandonner à la litanie désespérante des catastrophes économiques, mais prendre la mesure des enchaînements qui les engendrent sans discontinuer, il est utile de s'arrêter un instant sur l'une d'elles, pourvu qu'on puisse y trouver les grands invariants de la destruction industrielle, ces mêmes causes qui produisent en de multiples endroits les mêmes effets. De ce point de vue, Moulinex est une affaire exemplaire, un cas d'école pour une anatomie de la mondialisation. (...)


La direction de Moulinex, qui s'est d'abord adonnée à la mondialisation excitante -- manoeuvres financières du RES, stratégie internationale de croissance externe... --, en expérimente à présent tous les désagréments : l'entreprise est emportée comme fétu de paille par des forces adverses qui la dépassent. (...)


Les investisseurs y ont acquis une telle position de force qu'ils sont en situation de ne plus tolérer la moindre baisse de profit. Le financement par le crédit était ringard, cela va sans dire, mais la relation bancaire pouvait devenir partenariale et permettait alors de voir au-delà des fluctuations conjoncturelles et de supporter des baisses de rentabilité transitoires. (...)


La finance actionnariale ne veut rien savoir de ce genre de tolérance ; elle exige en permanence l'ajustement instantané du profit. (...) Il faut faire quelque chose, et vite. M. Blayau sait d'ailleurs très bien quoi. Aux yeux de la tutelle actionnariale, le « quelque chose » est toujours la même chose : rétablissement de la rentabilité par la compression des coûts et abandon des branches les moins profitables. Près de 2000 postes sont supprimés. (...)


Mais quand débarquent les concurrents asiatiques, quand les rivaux européens se mettent à faire construire en Chine ou au Mexique et quand la grande distribution pressure tout le monde indistinctement, ce sont des affrontements féroces qui déterminent la persévérance dans l'être. Le déchaînement de la concurrence généralisée fait alors vivre les salariés dans une tension permanente et exténuante, tension des luttes à mort du capital. (...)


Que survivent donc seuls ceux qui peuvent produire à des prix en chute libre tout en garantissant les 15 % de retour sur fonds propres! On devine qu'il n'y aura pas grand monde à l'arrivée. Ces contraintes existent maintenant, elles s'imposent objectivement aux entreprises qui le plus souvent ne les ont pas inventées même s'il y a des patrons suffisamment bêtes pour en faire l'apologie plastronnante -- en général à la tête de monopoles qui ont le moins à redouter. (...)


L'exploiteur avait jadis un visage, celui du patron et de sa classe. Le principe actuel d'exploitation n'en a plus; dépersonnalisé, il est devenu abstrait : ce sont des lois structurales, lointaines et intangibles -- et pourtant concrètement, terriblement actives. Bien sûr, c'est toujours le capitaliste qui ordonne et qui pressure, mais il peut en imputer la faute aux « contraintes », et le pire, c'est que l'argument est d'une hypocrisie bien fondée! C'est là tout le drame des salariés qui se battent pour leur sort : les luttes locales sont devenues sans espoir hors la perspective d'un débouché politique global. Ce n'est pas dans le bureau du patron qu'ils trouveront le fin mot de leur malheur. (...)


Les entreprises du secteur industriel sont entrées dans un régime de restructuration permanente, car les luttes concurrentielles n?ont pas de fin. Elles sont d'ailleurs le moteur d'un gigantesque mouvement de remaniement de la division internationale du travail qui voit entrer tour à tour de nouveaux compétiteurs géographiques, Asie du Sud-Est, Amérique latine, Chine, Inde, chacun muni d'avantages compétitifs, notamment juridiques et salariaux, dépassant ceux de ses prédécesseurs. C'est dire que les sociétés n'ont pas fini d'être mises sous tension et leurs salariés malmenés. (...)


Le plus époustouflant dans cet invraisemblable scandale, dont on pourrait trouver maints autres exemples, c'est le besoin qu'éprouve la plus grande partie de la classe dirigeante économique, non pas de le passer sous silence, mais d'en faire l'apologie en expliquant comme il est juste que la rémunération aille au mérite et combien grands sont les bienfaits de la société du risque. Cette classe dirigeante économique ne risque pas d'être contredite par la classe politique, en tout cas celle qu'on dit « de gouvernement », qui, avec encore plus de bêtise que l'autre n'a de cynisme, vante les charmes, certes parfois un peu rudes, de la mondialisation et tous les avantages de s'y adapter bien vite. (...)


Comment la finance a tué Moulinex, par Frédéric Lordon, dans Le monde diplomatique, mars 2004



Mise à jour --

Cette manchette lue plus tard aujourd'hui dans Le Journal de Montréal : « 175 emplois exportés en Chine ». C'est près d'ici chez Sport Maska à Saint-Jean-sur-Richelieu (je passe souvent devant cette usine), le fabricant des articles de sports CCM. La marque CCM est pour moi un symbole viscéral : ma première bicyclette était une CCM usagée, mes premiers patins étaient des CCM usagés. CCM : Canada Cycle & Motor Company (marque détenue jusqu'à maintenant par Sport Maska). Les propriétaires en seront bientôt la multinationale Reebok; les articles seront fabriqués en Chine; la marque CCM, C pour Canada, ne voudra plus rien dire mais le symbole CCM continuera à faire vendre.




Candidates et candidats en cette période d'élection, comment entendez-vous nous protéger de la mondialisation aveuglément économique?



En rappel : Identité 101-2 ou Une affaire de riches?

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